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Le livre sur le banc

Elle m’avait laissé sur le banc solitaire, dans un jardin public, où passait bien du monde, surtout des enfants.

Avec une pointe aiguë, elle avait écrit en vitesse quelques mots sur ma première page, et j’avais ressenti la douceur de ses légers doigts agiles et de sa paume qui avait glissé sur la feuille. J’en avais éprouvé des frissons de plaisirs, et c’est avec tristesse que je la vis partir dans sa jolie jupette toute fleurie.

Je reposais langoureusement sur ce banc, me trouvant ainsi abandonné, livré à moi-même, attendant quelqu’un qui s’intéresserait à ce qui se trouvait dans mon intimité secrète.

J’avais pour moi bien des atours. Une couverture de cuir, finement ciselée d’or, où était inscrit, en fines lettres classiques, mon nom.

Je le portais fièrement sur ma couverture afin d’en attirer le regard. Mon dos était également décoré de quelques fines ciselures, adroitement travaillées par un relieur expérimenté qui m’avait ainsi habillé pour le goût de cette jeune femme dont j’aimais tant le parfum.

J’éprouvai soudainement un choc brutal, une main s’était emparée de moi, et je me trouvais ainsi ballotté de gauche à droite, sans délicatesse je dois dire.

Un visage se pencha sur moi, et avec des yeux interrogateurs, me dévisageait comme si je provenais d’une planète inconnue.

Il me prit dans ses deux mains, s’assit sur le banc, me déposa, je dois dire sans grande délicatesse sur les genoux, et commença à faire passer mes feuillets ainsi les uns après les autres sans même regarder au fond de moi, toutes les belles lettres que je pouvais lui montrer, les chapitres, et surtout le plus important mon histoire personnelle, celle que je voulais tellement partager avec lui en ce moment.

Il fumait une cigarette, la fumée m’incommodait, et je m’inquiétais pour le cuir qui m’entourait avec tellement d’élégance.

Soudain il s’arrêta sur la première page et lu à haute voix :

« Prenez ce livre il est à vous, lisez le si vous le souhaitez, ou bien laissez le à une autre personne, ici, où vous l’avez trouvé. Après votre lecture, déposez le quelque part dans un endroit public, afin que quelqu’un d’autre puisse le lire aussi. Merci à vous ! »

– Tient, tient, quelle idée originale, je vais l’emporter chez moi, le titre m’attire, et découvrir ce qu’il y a dedans……En espérant que cela me plaise !

Les derniers mots il les avait prononcés suffisamment hauts pour que je puisse les entendre aussi. Mince alors, que cela lui plaise, et quoi encore ! Moi j’étais une belle histoire, un beau livre à lire, à feuilleter, à caresser, à examiner.

De sa longue main il me glissa dans sa poche, où il faisait nettement plus noir, et où je me retrouvais avec des tas d’objets aussi hétéroclites les uns que les autres. Et cette odeur de tabac, quelle horreur !

Un peu plus tard, alors que je commençais à m’endormir au gré du balancement de la poche, je me suis à nouveau retrouvé en plein air et en pleine lumière, éblouissant ma reliure. D’un geste sec il me déposa sur une surface plane, se dirigea vers une lampe de bureau l’alluma, et s’assit dans un grand fauteuil élimé par les ans.

Pas comme moi, je venais à peine de sortir de la maison d’édition, et j’avais déjà tellement voyagé. Pourtant je me sentais jeune, plein de vie, et d’entrain, prêt à régaler de mes mots, le lecteur qui prendrait la peine de lire mon histoire, celle dont j’étais si fier de présenter entre mes pages finement illustrées par un artiste en calligraphie orientale.

De temps à autre en tirant nerveusement sur sa cigarette, il me jetait un regard, marmonnant entre ses dents.

Il allongea le bras, me prit entre ses doigts jaunis et se plongea dans mon récit. Il avait pris ma couverture entre ses deux mains et plongeait son regard sur mes phrases, me dévorait des yeux, engloutissait les mots, me déshabillait de manière impatiente.

J’attendais langoureusement et confortablement posée ainsi sur ses deux paumes, lorsque quelques heures plus tard, alors que je somnolais nonchalamment ainsi posé, un cri sortit d’entre mes feuillets :

– Aïe !!! Que m’arrive t’il ? Mais il est fou de me faire cela. Quelle honte ! J’allais en perdre mes lettres et mon histoire !

Il venait à l’instant de corner une de mes pages et me refermer brutalement.

Quelle frayeur ! Et quel manque de respect vis à vis de moi, de ce que je suis et représente.  Surtout vis à vis du granulé de mes feuilles savamment assemblées.

Je le vis se lever. La lune brillait haut dans le ciel, il me prit avec la même indélicatesse que la première fois, sortit de son endroit de vie, et me mit sous son bras.

Je sentais contre mon cuir, un autre cuir qui se frottait ainsi contre moi, tout au long du parcours. Je me sentais enserré, prisonnier, et à la merci de ce lecteur quelque peu indélicat.

Il retournait au parc, la grille n’était pas encore fermée fort heureusement, se dirigea vers un banc et me déposa là, comme n’importe quelle chose insignifiante que j’aurais pu être.

A haute voix il murmura :

– Tant pis je n’ai pas terminé, de toute manière cela ne m’intéressait pas, alors j’espère que quelqu’un d’autre te comprendra mieux que moi !

Mince alors, il n’avait pas compris mon histoire ! De toute façon, je me retrouvais à mon point de départ, et je repensai à cette jolie jeune fille qui délicatement avait pris soin de moi, sentait bon, et s’en était allée de façon gracieuse sur le sentier en me laissant là sur le banc pour un autre lecteur à venir.

****

Texte écrit pour un thème d’écriture créative, au moment où,  à l’époque j’ai quitté le groupe. Le but était de faire parler un objet. Le sujet de la nouvelle a mis du temps à germer dans mon esprit.

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À propos de filamots

Sur le fil des mots. Je rassemble pour mes enfants, les textes anciens et nouveaux ainsi que futurs que je dépose sur ce blog. L'occasion pour moi de faire de belles rencontres virtuelles, et de m'améliorer dans l'écriture de quelques nouvelles lorsque l'inspiration est au rendez-vous. Je partage aussi ma passion pour la photographie en tant qu'amateur. Je suis autodidacte en informatique, lecture, musique, etc....

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  1. oth67 dit :

    Nous remontons le temps, n’est-ce pas formidable ?

    • filamots dit :

      Et là j’éclate de rire pour ta réponse en totale équation avec mon temps non « Montand » zut, je me mêle les pinceaux 🙂
      Oui remonter le temps…génial…retour vers le futur….j’ai adoré le film…ainsi que d’autres plus anciens en N/B…
      Et tout cela avec un livre et un banc 🙂 fameux clin d’oeil de ta part. Merci à toi.
      Note qu’avec le changement d’horaire, c’est aussi d’actualité. Reculer d’une heure….c’est aussi remonter le temps 🙂
      Je déraille ou pas ??? 🙂

  2. filamots dit :

    Merci pour le lien, mieux vaut tard que jamais 🙂 j’y cours….pour la mûre !!!

  3. oth67 dit :

    Tu as fait un grand ménage et tu as retrouvé mon commentaire !
    je ne voulais pas dire cg mais cf mon blog avec cet article, à l’époque :
    http://blogoth67.wordpress.com/2010/09/22/la-mure-toujours-la-mure/

  4. Oui, j’aime bien celui-ci aussi ! Corner une page, je ne me suis pratiquement jamais laissée aller à ce sacrilège, une ou deux fois, car je n’avais vraiment rien sous la main !
    j’ai entendu parler de ces échanges de livres et je trouve que c’est une bonne idée !Je me demande si les libraires approuvent eux aussi !

    • filamots dit :

      Bonjour Mumu,
      En effet, corner une page, maman m’avait bien appris que c’était interdit. Et puis après en grandissant le respect du livre en lui-même a pris le dessus. C’est la raison pour laquelle j’étais particulièrement intéressée de mettre en avant cet aspect important dans cette mini-nouvelle.
      Bisous.

  5. oth67 dit :

    Pourquoi n’ont-ils pas un peu d’a’mûre pour eux (cg mon blog !)

    • filamots dit :

      Mince Oth, même pas répondu à ce message. Oh la la !!! la honte, plus d’un an perdu dans le fin fond du blog.
      A propos, sais-tu ce que tu as voulu me mettre avec (cg mon blog ? ) là je sais pas….?
      C’est bon que Mumu sur l’atelier m’a écrit qu’elle aimait bien des textes où les objets parlent….que je lui ai envoyé ce lien…et badaboum voilà que je découvre l’ignoble oubli….me pardonneras-tu un jour ? :(:
      🙂 🙂 à bientôt sur ton nouvel article, je l’ai vu passer.
      Bisous à la petite famille.

  6. oth67 dit :

    Et les abandons sur le bord des routes, c’est ignoble !

  7. oth67 dit :

    Que dit la SPL de tout cela ?

    (SPL : société de protection des livres)

    • filamots dit :

      Haha !!! je ris de ta remarque ! Elle est amusante. Je vais tacher de les contacter pour leur demander 😉
      Sauf si le livre a eu un autre lecteur, ou bien soit justement entre les mains de ladite société 🙂 🙂

Merciii ! C'est gentil d'y avoir pensé.

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